Projection de films expérimentaux par Light Cone “TOUT OUÏE : EXPÉRIMENTER L’AUDIODESCRIPTION”

par Mathilde Collonges

Mardi 18 avril 2023, dans l’une des deux salles du Luminor à Paris. Ce soir-là, une projection de court-métrages expérimentaux est organisée par l’association Light Cone, distributeur de films expérimentaux connu à l’international. La particularité de cette séance ? Elle est dédiée à la découverte de l’audiodescription et met en parallèle les enjeux du cinéma expérimental avec ceux du travail de l’audiodescription.

Mais avant toute chose, comment peut-on définir le cinéma expérimental ?

C’est un cinéma hybride convoquant le concept de l’intermédialité et se détachant des normes du cinéma traditionnel : la narration, la linéarité du récit sont généralement laissés de côté pour faire primer la forme sur le fond et transmettre véritablement une expérience d’ordre sensible. Passant au travers des mécanismes institutionnels, le cinéma expérimental est une pratique artistique plus qu’un genre filmique et à ce titre, n’est pas exploité en salles comme les films narratifs.

C’est pourquoi des associations comme Light Cone se donnent la mission de valoriser et de démocratiser ce cinéma au sein même des salles : la mise en place de projections « SCRATCH » par Light Cone permet notamment de faire découvrir ou redécouvrir des films expérimentaux qui sont majoritairement assez rares :

Les projections « Scratch » représentent l’outil privilégié de LIGHT CONE dans l’activité de promotion du cinéma expérimental. Cette entité de diffusion spécifique favorise l’exploration de l’histoire du cinéma et la visibilité des travaux d’artistes contemporains par le biais de projections régulières à Paris. N’ayant jamais eu de lieu fixe de diffusion, Scratch Projection a toujours pratiqué le nomadisme au sein de la capitale, favorisant ainsi les rencontres et les mélanges de publics.

Light Cone – À propos de Light Cone

C’est dans le cadre de ces projections que l’événement TOUT OUÏE : EXPÉRIMENTER L’AUDIODESCRIPTION a été pensé. En mettant au centre de la programmation de cette séance la pratique de l’audiodescription, chacun des membres du public a été invité à expérimenter sa « vision intérieure », principe phare du cinéma expérimental qui, d’une certaine manière, est proche de l’expérience cinéma de tout spectateur déficient visuel.

Dans la salle du Luminor, l'écran affiche l'intitulé de la projection. Au dessous de lui, les réalisateurs Rose Lowder et Patrick Bokanowski se tiennent aux côtés de Gisèle Rapp-Meichler, présidente de Lightcone.

                Gisèle Rapp-Meichler, présidente de Light Cone, entourée des réalisateurs Rose Lowder et Patrick Bokanowski

Au programme donc, 5 court-métrages dont trois diffusés en audiodescription :

DISQUE 957 de Germaine Dulac (1928)

Disque 957 n’est qu’un petit film dans lequel j’ai cherché à jouer tantôt avec des rythmes, tantôt avec des harmonies suggestives – Il n’y a là aucune prétention, aucune révolution, seulement une recherche de poésie et d’expressions visuelles.” (G.D.)

À PROJETER SUR LE CIEL, LA NUIT de Maurice Lemaître (1979)

“Bricoleur comme toujours, Lemaître crée ce film tout en pellicule transparente, dont le sujet à regarder est le ballet des poussières et des rayures, en noir sur le fond lumineux, comme un négatif « d’étoiles et de galaxies d’images possibles ».” (Jeanne Cousseau)

LA FEMME QUI SE POUDRE de Patrick Bokanowski (1970-1972)

“C’est un film sans sol et qui par conséquent désoriente le spectateur le mieux assis. Si l’on remarque que ces créatures se livrent lentement à des actes que l’on ne comprend pas mais dont on pressent l’épouvantable jeu […], on se dit qu’est à l’œuvre, dans ce film noir, déroutant, la logique du cauchemar.” (Dominique Noguez)

BOUQUETS 1 à 10 de Rose Lowder (1994-1995)

“Structurées dans la caméra lors du « filmage », selon des modalités élaborées progressivement dans mes précédents films, ces recherches se développent pour composer un bouquet filmique d’images cueillies chaque fois dans un même site, à différents moments.” (R.L.)

A SENSE OF PLACE de Tony Hill (2003)

“Sally Goode est aveugle de naissance. Tony Hill l’emmène dans un lieu qu’elle ne connaît pas, et l’enregistre en train de décrire ce qu’elle y découvre par l’ouïe et le toucher. C’est avec beaucoup d’imagination, de légèreté joyeuse et de simplicité d’expression qu’elle livre ses découvertes. Pour faire l’expérience du lieu, les voyants doivent voir à travers ses mains. Des objets que l’on reconnaît normalement du premier coup d’œil, nous deviennent plus étrangers, moins identifiables, lorsqu’ils sont décrits par allusions et sans recours au lexique de la vision.”
Ce film a notamment été conçu pour être projeté dans un cinéma “sans lumière” et il a fait l’objet d’une diffusion dans l’émission de radio américaine “This American Life”.

DISQUE 957, LA FEMME QUI SE POUDRE et BOUQUETS sont les trois films qui ont été projetés avec l’audiodescription : leur restauration récente par le CNC a permis la création de versions adaptées, conformément aux mesures concernant l’amélioration de l’accessibilité, datant de 2020. Les versions audiodécrites ont été respectivement écrites par Laure Morisset, Nathalie Sloan (en collaboration avec Aziz Zogaghi) et Marie Fiore (en collaboration avec Delphine Harmel). Les cinéastes Patrick Bokanowski et Rose Lowder étaient également présents lors de la projection, découvrant ainsi pour la première fois leurs œuvres en audiodescription. La projection de LA FEMME QUI SE POUDRE et BOUQUETS alternait entre écran noir et images afin que les spectateurs voyants fassent eux aussi l’expérience de l’audiodescription. Une discussion a ensuite eu lieu entre les deux réalisateurs présents, les audiodescriptrices, les collaborateurs, et le public.

Qu’est-ce qui différencie une audiodescription d’un film narratif d’une audiodescription d’un film expérimental ?

Alors que l’audiodescription d’un film narratif se concentre sur les actions et les émotions des personnages, les lieux et les situations dans lesquels ils sont amenés à évoluer tout au long d’une intrigue, l’audiodescription d’un film expérimental s’attache plutôt à une retranscription sensible de ce qui est visible dans et par l’image. Laure Morisset, audiodescriptrice sur Disque 957, témoigne de cette difficulté d’intervenir en tant qu’audiodescripteur·rice sur ces films : “Nous ne somme pas dans quelque chose de réaliste : nous sommes vraiment dans du sensible.” Les éléments formels, déjà mis en avant dans l’image, sont présentés dans l’audiodescription selon leur potentiel poétique : un tourne-disque, par l’effet de la lumière, prendra par exemple l’aspect d’un soleil (DISQUE 957) aussi bien aux yeux du spectateur voyant que dans l’esprit du spectateur mal ou non-voyant.

“Il y avait, me semblait-il, beaucoup de matières, d’ombres, de lumières. Alors nous essayons de créer des analogies en parlant d’un cœur ou d’un soleil ; on essaie de créer des images mentales qui puissent être captées. Mais nous restons dans de l’expérience sensible et donc nous n’avons pas de vérité. Comme chaque spectateur, voyant ou non-voyant, se crée son propre film finalement” explique Laure à propos de DISQUE 957.

Photogramme issu de DISQUE 957 : le visage d'une femme est surimprimé sur un disque phonographique

Disque 957 (Germaine Dulac, 1928) © Light Cone

Elle fait cependant remarquer que le texte peut être un peu plus narratif au vu de l’absence de dialogues dans les productions expérimentales : l’écriture de l’audiodescription devient plus spécifique en utilisant d’autres moyens de construction sur le texte.

Aziz Zogaghi, collaborateur déficient visuel sur LA FEMME QUI SE POUDRE note à propos de DISQUE 957 :

“Ce qui est super, c’est que l’on a un mélange tout à la fois entre les éléments géométriques, les éléments visuels, les jeux de lumière, les vitesses… […] Tout ça est assez parlant même si originellement le film est muet : il se passait très bien de son puisque le texte de l’audiodescription avait toute sa place ici pour décrire au mieux, presque image par image.”

Il est notamment revenu sur le travail d’écriture effectué avec Nathalie Sloan et Patrick Bokanowski, 7 ans auparavant, pour LA FEMME QUI SE POUDRE :

“Ce film nous plonge dans un univers qui est complètement surréaliste, avec une musique assez enveloppante, qui saisit. Le film n’aurait eu aucun sens s’il n’y avait eu que cette musique […]. Le fait d’avoir de l’audiodescription donne quand même l’ambiance dans laquelle le film souhaite nous plonger. Ce dont je me rends compte surtout, c’est le travail qui a été fait : l’audiodescription a été écrite il y a 7 ans, et en 7 ans, l’on se rend compte de comment une audiodescription évolue, comment le langage et comment le choix des mots évoluent. Il y a un côté plus littéraire dans les anciennes audiodescriptions et un côté peut-être plus conté finalement, mais en ayant tout de même une description des éléments.”

Photogramme issu de LA FEMME QUI SE POUDRE : trois personnages masqués et informes se tiennent autour d'une longue table en bois

La Femme qui se poudre (Patrick Bokanowski, 1972) © Kira B.M. Films

Si le rythme de film semblait assez fluide grâce à l’échange opéré entre la voix de l’audiodescription et la musique, et aidait à entrer au sein d’un “univers complètement fantasmagorique”, le rythme du film BOUQUETS est, pour Aziz Zogaghi, beaucoup plus saccadé du fait de “l’énumération d’éléments, de couleurs, de fleurs, etc”. En somme, une succession de mots, qui échappait totalement à la description, mais que le réalisateur Patrick Bokanowski par exemple a entendu comme une poésie “qui sortait en même temps que le film”. Sur ce point, Delphine Harmel, collaboratrice déficiente visuelle sur BOUQUETS, est elle aussi plus sensible à la rythmique visuelle du film :

“Je crois que ce qui importe, c’est de se laisser bercer par la musique des mots, qui se répondent parfois : l’image qui s’affole et les herbes folles, des choses comme ça qui sont assez jolies et que j’ai redécouvert car c’est un travail qui a été accompli il y a déjà quelques temps.”

Parmi le public, une spectatrice non-voyante a pu ressentir cette musicalité des mots :

“La rythmique des mots renvoyait justement à cet effet stroboscopique, à ces images que je voyais parfaitement jaillir sur moi, me sauter à la figure, aux yeux, au corps. Cette rythmique textuelle renvoyait complètement à ce que était selon moi l’intention de la réalisatrice.”

Ensemble de photogrammes issus des BOUQUETS : ils représentent des fleurs en plan rapproché

Bouquets 1-10 (Rose Lowder, 1994-1995) © Light Cone

Elle conclue :

“Le cinéma expérimental est sans doute celui qui donne le plus de fil à retordre aux auteurs d’audiodescriptions mais c’est aussi celui qui donne un champ immense de libertés, d’interprétations, de ressentis, de perceptions.”

Finalement, c’est à travers des projections comme celle-ci, qui mêle le cinéma expérimental et l’audiodescription, que peuvent nous êtres ouvertes des interrogations nouvelles quant à l’accessibilité du cinéma, qu’elle soit culturelle ou sensorielle. Et s’il est possible de voir autrement le monde qui nous entoure grâce à ce genre de pratiques, nous ferions mieux de nous y atteler dès lors, afin de nous reconnecter avec notre sensibilité la plus profonde et d’apprendre à mieux appréhender autrui.

Il est possible de prendre rendez-vous afin de visionner ces films avec leurs versions audiodécrites ainsi que d’autres au centre de documentation de Light Cone. Plus d’informations à cette adresse : https://lightcone.org/fr/conditions-d-acces

 

Ce témoignage a été réalisé par Mathilde Collonges, étudiante en cinéma, dont le travail de recherche se concentre sur le cinéma expérimental, dans le cadre de son service civique à Ciné Sens.

VIDÉO : Rencontres organisées à l’UNADEV de Lyon avec des spectateurs déficients visuels

Depuis le mois de février, Ciné Sens et l’association UNADEV de Lyon collaborent ensemble sur un projet constitué de rencontres et d’ateliers autour du cinéma. Avec les bénéficiaires de l’UNADEV Lyon, ce cycle de rencontres a été pensé afin de leur donner la parole autour du cinéma.

Dans un premier temps, il a été question d’échanger sur la sortie cinéma telle qu’ils la vivaient : leur organisation pour se rendre à une séance, leurs habitudes de sortie, l’accès à l’information, leurs préférences de salles… Ce temps d’échange, collectif, a été structuré selon des questions ouvertes posées par l’équipe de Ciné Sens et s’est déroulé dans les locaux de l’UNADEV, situé dans le 3ème arrondissement de Lyon. De courtes interviews individuelles ont suivi ce moment, afin que chacun et chacune puisse revenir personnellement sur son expérience et ses habitudes.

A cette occasion, Ciné Sens a filmé et réalisé des pastilles vidéo afin de partager cette parole. L’idée est de diffuser ces témoignages auprès du plus grand nombre, les professionnels de la filière cinéma mais aussi le grand public. C’est une façon de faire connaitre une réalité de spectateurs déficients visuels en matière de cinéma.

La première vidéo rassemble des moments choisis des interviews individuelles de la première rencontre sur la sortie cinéma.

La deuxième vidéo se concentre sur l’organisation des spectateurs déficients visuels de l’UNADEV en amont de la sortie cinéma : l’accès à l’information concernant l’actualité des films et le choix des séances, les habitudes de sortie…

Enfin, le troisième épisode issu de cette première rencontre relate l’expérience de la salle de cinéma telle qu’elle est vécue par les adhérents de l’UNADEV.

Par la suite, une deuxième rencontre a eu lieu autour des films et des versions adaptées : les adhérents, plus nombreux que lors de la première rencontre, ont été invités à parler de leurs préférences cinématographiques et de leur appréciation des versions audiodécrites des films. Là encore, des interviews ont été réalisées pour chacun d’entre eux.

Le quatrième épisode propose une compilation d’extraits de ces interviews :

Le cinquième et avant-dernier épisode traite des préférences cinématographiques des bénéficiaires de l’UNADEV ainsi que de leurs premières appréhensions de l’audiodescription.

Le sixième et dernier épisode se concentre sur les différents apports, satisfaisants ou non, de l’audiodescription. Il compile également les appréciations en direct des bénéficiaires concernant la qualité des audiodescriptions lors de leurs deux sorties cinéma.

Ces rencontres ont abouti à des séances de cinéma auxquelles les bénéficiaires de l’UNADEV ont assisté. Grâce à la participation de quelques salles de la métropole lyonnaise, ces séances étaient accessibles en audiodescription, avec une programmation et des modalités d’organisation variées. Tout cela était aussi l’occasion de tester différents types de matériels. Ces séances ont eu valeur de test afin de proposer, à plus long terme, des sorties cinéma plus régulières aux bénéficiaires de l’Unadev selon les retours de cette expérience.

 

N’hésitez pas à nous contacter via contact@cine-sens.fr