Marius de l’audiodescription 2023 : retour d’expérience des autrices des versions audiodécrites nommées

Il y a un mois se tenait la cérémonie du Marius de l’audiodescription 2023 dans la salle de projection du CNC. Parmi les cinq films sélectionnés, c’est la version audiodécrite composée par Katia Lutzkanoff pour La Nuit du 12 réalisé par Dominik Moll qui a été récompensée !

À cette occasion, Ciné Sens s’est entretenu avec 3 des autrices des versions audiodécrites des films en compétition : Katia Lutzkanoff (La Nuit du 12) pour Poly-Son, Meryl Guyard (En corps) pour Hiventy et Émeline Chetaud (Pacifiction : Tourment sur les Îles) pour Titrafilm.

Retour synthétique sur ce processus d’écriture si particulier qu’est l’audiodescription :

Que représente pour vous une cérémonie telle que les Marius ?

Katia Lutzkanoff : Pour moi, cette cérémonie est l’occasion de mettre en lumière ce métier d’auteur que je pratique avec passion. Mais pas seulement. Elle permet de sensibiliser un plus large public à l’audiodescription. Elle donne la possibilité à ceux qui ne sont pas nécessairement auteurs ou relecteurs de donner leur avis sur notre travail et c’est peut-être au final, ce qui importe le plus.

Meryl Guyard : L’occasion de faire connaître l’audiodescription et également de susciter des débats autour de l’écriture de VAD en accord avec les attentes des spectateurs aveugles et déficients visuels.

Émeline Chetaud : Je me réjouis à l’idée que nous soyons tous réunis : public, collaborateurs, auteurs, chargés de projet. Les occasions sont rares.  Les Marius sont une réelle opportunité de parler de notre métier, de le célébrer et également de le défendre. Notre profession souffre encore d’un vide juridique concernant les droits d’auteur. Il serait temps que cela change.

Quel effet cela vous fait-il d’être nommée pour cette édition ?

K.L. : J’en suis très heureuse, même si ce n’était pas une fin en soi. Habitant en province, il n’a pas été facile de trouver une formation, et c’est un peu comme une reconnaissance de mon travail que je qualifierais “d’acharné” pour réussir à me sentir légitime.

M.G. : Le fichier de la VAD qui a été diffusé auprès des jurés n’étant pas le bon, je ne peux pas dire que mon sentiment soit très positif.

É.C. : Je suis extrêmement heureuse d’être nommée pour ce film que j’affectionne particulièrement. Et plus encore de partager cette nomination avec Aziz Zogaghi avec qui j’adore travailler. Le film nous a beaucoup marqués tous les deux. Il offre une expérience cinématographique insolite qui « infuse » et « imprègne » longtemps l’esprit. Le film est étrange, déroutant, long aussi…mais captivant. Il m’a comblée en tant que spectatrice, mais aussi en tant qu’auteure. Il y avait tellement à retranscrire pour incarner l’atmosphère prégnante du film : les personnages, leurs dégaines, les lieux, la nature, le crépuscule, les ambiances sonores etc… Même les crédits interminables du début donnent le ton. Quand le financement est aussi tentaculaire, c’est que le projet est singulier. Être nommée avec un film si personnel, c’est une chance et un privilège !

En tant qu’autrice de versions audiodécrites, comment vous sollicite-t-on afin de réaliser ces versions ? 

K.L. : Je travaille régulièrement avec les mêmes chargé(e)s de production, qui, quand ils quittent une boîte de production pour une autre, me renouvellent leur confiance et me proposent des films à audiodécrire.

M.G. : Ce sont les labos qui me contactent et me proposent un projet. Je suis libre de l’accepter ou non selon le tarif proposé et mes disponibilités. Éventuellement aussi selon le projet.

É.C. : À 95%, les projets nous sont confiés par les laboratoires de postproduction. A quelques rares exceptions, directement par les producteurs. Dans le cas de « Pacifiction », il s’agissait d’une commande classique de la part de Catherine Béranger de chez Titrafilm. Je la remercie encore pour sa confiance.

Comment appréhendez-vous un film avant de vous lancer dans l’écriture de sa VAD (Version Audiodécrite) ? 

K.L. : Je le regarde une fois et je le laisse poser (si j’ai le temps, mais c’est assez souvent le cas). Je le revisite plusieurs fois en pensée avant de me lancer dans le travail d’écriture.

M.G. : Je commence par visionner le film en entier. Si besoin, je fais des recherches (sur une époque, par exemple ; ou encore si le film traite d’un univers précis, nécessitant des connaissances ou un vocabulaire particulier). Pour le film En corps, j’ai fait beaucoup de recherches sur les mouvements de danse classique et contemporaine. Parfois, je me fais une liste de mots et/ou synonymes dans le thème, dans laquelle je peux aller piocher ensuite.

É.C. : La première étape consiste toujours à visionner le film comme une spectatrice lambda, en me laissant porter par l’histoire. Puis, avant de commencer l’écriture, je me renseigne sur le film, le thème abordé, le réalisateur, etc. Au cours de l’écriture, j’effectue souvent des recherches plus approfondies (sur le sujet du film, son lieu géographique, son époque…). Je peux passer des heures à chercher le nom d’un monument que l’on ne verra que 3 secondes à l’écran.

Combien de temps avez-vous pu consacrer à ce travail d’écriture ?

K.L. : Je ne sais plus mais j’ai eu le temps nécessaire. Je fais une quinzaine de minutes de films par jour et une fois le film fini, je laisse encore poser un ou deux jours et je me relis à haute voix en visionnant le film. Et je modifie, je peaufine…

M.G. : Si ma mémoire est bonne je crois que j’avais 3 semaines de délai.

É.C. : J’ai consacré environ une quinzaine de jours à l’écriture.

Combien de temps a pris le travail de relecture ?

K.L. : 5 heures, avec une relectrice non-voyante et le réalisateur Dominik Moll.

M.G. : Une demie journée.

É.C. : La relecture avec Aziz et Lucinda Treutenaere (qui se charge de la vérification voyante chez Titra) s’est faite lors d’une séance classique d’une matinée. Le film est certes long (2h45), mais le travail a été fluide.

Sur quels critères estimez-vous qu’une VAD est réussie ?

K.L. : Avant de le proposer en relecture, je suis satisfaite si je trouve que ma description et la bande son du film se répondent bien. Je suis très attachée à trouver le bon calage du texte pour que la description et le film s’orchestrent comme une partition. En relecture, je suis satisfaite si le non-voyant a compris, s’il a ressenti les émotions que le réalisateur a mis dans son film. Et si le réalisateur me dit que ma description est fidèle à son film.

M.G. : D’abord, une VAD doit se faire oublier, on ne devrait plus “l’entendre”. Elle doit s’intégrer avec discrétion dans les dialogues et les sons d’ambiance. Ensuite, elle doit, bien sûr, permettre de comprendre l’action et en situer les lieux, le moment et les protagonistes (où ? quand ? qui ?). Enfin, elle doit être fidèle à l’atmosphère du film et au plus près du propos du réalisateur (par exemple en adaptant le niveau de langage ou en choisissant certains champs lexicaux pour retranscrire une ambiance).

É.C. : Si le public a « vu » le film ; si les éléments décrits lui inspirent des images, des émotions ; si l’AD s’est fondue dans le film et a su l’accompagner sans le supplanter ou le desservir. 

Pourriez-vous nous citer une scène du film qui a été délicate à audiodécrire ?

K.L. : Souvent les débuts sont délicats pour introduire les personnages. Et la scène de départ à la retraite de Tourancheau était complexe, comme ça l’est toujours quand il y a plusieurs personnages qui parlent en même temps et qui laissent peu de place à la description… Mais souvent quand le film est bon (ce qui est le cas à mon avis ici), il faut lui faire confiance et choisir d’aller à l’essentiel…

M.G. : Toutes les scènes de ballets. En effet, c’est assez compliqué d’être à la fois dans le tempo de la musique tout en décrivant la scène au plus proche de la réalité. On ne peut pas tout dire et il faut conserver une impression de légèreté propre à la danse, tout en étant précis. Autre difficulté : trouver le juste milieu entre les termes techniques (le nom des pas de danse par exemple) et la poésie d’un ballet.

É.C. : J’aurais du mal à en citer une. Le film relevant presque de « l’objet cinématographique non identifié », il était d’emblée une gageure. Pourtant, il ne présentait pas de difficultés « techniques » particulières. Mais Albert Serra faisant le choix d’une narration elliptique, détachée du scénario et de la dramaturgie, il était parfois difficile de savoir exactement « où » et « quand » se situaient les scènes et si elles avaient une continuité. En revanche, il crée des images à fort potentiel narratif. Elles sont toutes chargées de sens. C’est aussi ce qui donne son originalité à l’œuvre et sa modernité. La réelle difficulté était de transmettre la force et la richesse de son imagerie.

Une scène dont vous êtes assez satisfaite ?

K.L. : La Nuit du 12 s’ouvre sur un cycliste qui fait des tours de piste de nuit dans un vélodrome désert. Cette scène est récurrente dans le film. Il faut donc relever les détails pour voir comment elle évoluera en même temps que l’humeur du cycliste qui est l’enquêteur principal, et qui est de plus en plus frustré par son enquête et se défoule sur la piste. J’ai aimé chercher les mots justes pour montrer l’ascension de sa frustration. Je suis aussi assez satisfaite de la scène où l’on découvre pour la première fois le corps sans vie de Clara. J’ai remarqué qu’un insecte lui courait sur la jambe et je trouvais que ça ajoutait au macabre de la scène. Tout était immobile et sans vie et cette petite bête qui lui courait sur la jambe m’a donné des frissons. J’étais contente d’avoir pu la mentionner. Et j’ai constaté en relecture que ça avait fait l’effet que j’escomptais. Car souvent, c’est de trouver le mot juste, un seul mot mais qui percute, ou l’image que l’on va choisir de décrire plutôt qu’une autre qui nous procure cette sensation de satisfaction.

M.G. : Pas de scène en particulier. Je m’attache à être satisfaite du film en entier !

É.C. : Je ne suis jamais satisfaite ! C’est mon grand drame. En tant que spectatrice, j’ai adoré les scènes complètement décalées du Paradise. Mais s’il faut parler « d’efficacité », peut-être la scène de la répétition de danse avec le parallèle du combat de coqs.  

La Nuit du 12

Ciné Sens les a également questionnées individuellement par rapport à une ou plusieurs spécificités du film audiodécrit :

Pour La Nuit du 12 : considérez-vous que la VAD peut apporter une dimension inédite au film d’enquête/au thriller ? En essayant notamment de ne pas en dire plus de ce qui est montré à l’image et de respecter les intentions du réalisateur de ne dévoiler que progressivement les éléments clés de son intrigue ?

K.L. : Oui. Si le spectateur voyant est tenu en haleine par un film d’enquête, la version audio-décrite se doit d’essayer de tenir en haleine son spectateur. L’auteur d’audiodescription doit garder en mémoire sa première impression, lors de son premier visionnage. Et tenter de mettre son spectateur dans le même état que lors de ce premier visionnage. Il faut donc suivre le rythme du film.

Pour En Corps : comment ajuster l’écriture d’une VAD à des scènes de danse afin que le spectateur déficient visuel puisse se projeter mentalement ces mouvements (à la fois pour ce qui est de la danse classique mais aussi de la danse moderne) ? 

M.G. : Comme expliqué au-dessus, il faut, je crois, bien choisir des termes qui font image et aussi laisser des temps pour entendre la musique. L’idéal étant que les deux se mélangent harmonieusement. Surtout ne pas être à contre-temps de la musique.

Pour Pacifiction : en prenant en compte la portée contemplative du film, quelle est la différence que vous avez pu constater en réalisant cette VAD par rapport à des films où la narration est plus concentrée sur une série d’actions par exemple ? Est-ce que la description peut connaitre des limites quant à ce genre de film ?

É.C. : Je n’ai ressenti aucune limite, au contraire, ce genre de film permet à la description de prendre tout son sens. Sans VAD, le film serait complètement dénaturé. Les lieux et les personnages sont tellement hors normes qu’il serait bien difficile de s’en passer. Par exemple, le Paradise, club kitch et interlope, véhicule d’emblée une tension, une étrangeté, un malaise. La VAD permet aussi de souligner le côté très organique du film. La nature y est prépondérante. Sa vitalité et sa puissance sont vraiment mises en valeur dans la bande-son (le vent, la pluie, les vagues…), mais aussi à l’image. La beauté intrinsèque de Tahiti (mer cristalline, couchers de soleil exceptionnels, végétation luxuriante) tranche avec le côté sombre et parfois fantasque de l’histoire. Enfer ou paradis ? Thriller politique ou farce ? Ce n’est jamais très clair. Le titre incarne à lui seul cette forme hybride. Albert Serra développe plusieurs « pistes », sans en privilégier une. Il faut se laisser porter, le voyage vaut le détour.      

Pour rappel, vous pouvez visionner la remise du Marius de l’audiodescription juste ici : 

Ecoutez le message de remerciement de Katia Lutzkanoff à 46:40
Ecoutez le message de Dominik Moll à 49:50

 

Photo prise par Ciné Sens lors de la remise du Marius au CNC